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Octobre 2024 (extrait de « La vie est un voyage que l'on ne fait qu'une fois »)

Octobre 2024 (extrait de « La vie est un voyage que l'on ne fait qu'une fois »)

21 novembre 2025 - Leheup jean-Baptiste
Le pire, c’est l’attente. Attendre entre l’alerte du médecin scolaire et le rendez-vous chez le pédiatre. Entre le pédiatre et l’IRM. Puis jusqu’au rendez-vous avec l’oncologue. Attendre sans savoir. Attendre en sachant qu’il y a peut-être quelque chose, là, tapi dans l’ombre, attendant son heure — à moins qu’elle soit déjà arrivée. À moins qu’il ne soit déjà trop tard. Ou qu’il n’y ait rien, juste une fausse alerte, « désolé pour toute cette inquiétude, monsieur et madame Duperrot, j’espère que vous comprenez, oui bien sûr, on peut dire que vous nous avez bien fait peur, mais au moins nous sommes fixés, et nous allons pouvoir nous occuper de ce petit strabisme de rien du tout ». Tout ou rien. Comme si on lançait les dés et qu’il fallait les regarder tourner encore et encore. Se coucher, se réveiller, les voir tourner encore. Se recoucher, se réveiller à nouveau, et toujours les voir tourner. Et comprendre que les dés, eux, savent sur quelle face ils vont s’arrêter, car le hasard n’a rien à voir dans cette affaire : la maladie est là, ou bien elle n’y est pas. L’issue est déjà décidée. Il n’y a que les principaux intéressés qui l’ignorent.

Et pourtant, trois jours seulement s’étaient écoulés. Jeudi, vendredi, samedi. Trois étapes pour permettre de poser un diagnostic, pour décider du sort de toute une vie. Pour Louise et Stéphane, il fallait patienter, encore, laisser passer le week-end, attendre la convocation. Le soleil du mercredi matin les avait trouvés heureux et insouciants ; celui qui se levait paresseusement en ce début de samedi les découvrait anxieux et tourmentés.

Et s’il n’y avait eu que Stéphane et Louise…

Mais il y avait Titus.

Pourquoi lui ? Pourquoi maintenant ? Le hasard bienveillant qui avait mis Louise sur le chemin de Stéphane, et Stéphane sur le chemin de Louise, et cet héritier de la table 16 et sa maison de Provence sur leur chemin à tous les deux, voulait-il leur lancer un avertissement ? « Vous avez eu de la chance, mais attention, car la chance, ça tourne ». Oh oui, nous le savons, que rien n’est jamais acquis, ni la richesse, ni le bonheur, ni la santé, nous l’avons bien compris. Mais laissez Titus en dehors de ça. Titus a toute la vie devant lui. Prenez-vous-en plutôt à nous, ses parents. Oui, s’il le faut, nous sommes prêts à échanger notre douleur contre la sienne. S’il faut que l’un de nous souffre, pitié, que ce ne soit pas notre enfant. S’il faut que l’un de nous meure… Mais pourquoi faudrait-il mourir ? Qui en décide ainsi ? Est-ce pour nous punir de ne pas avoir assez prié ? Faudrait-il que nous priions maintenant ? Est-il encore temps ? Et si le sort est déjà scellé, à quoi cela servirait-il de prier ?

Répondre aux questions de Titus, voilà le plus important. L’apaiser. Le rassurer. Mais il ne s’inquiète même pas encore ! Il s’étonne, il questionne, mais il ne se tracasse pas. Pour lui, une visite chez l’oncologue, un rendez-vous pour une IRM, ce n’est pas différent d’un rendez-vous chez le coiffeur ou chez l’ophtalmo. On y va, on fait ce qu’on a à faire, et on rentre jouer à la maison. Comment lui dire que cette fois-ci, c’est différent ? Que l’une de ces visites décidera de sa vie, de sa survie ? Faut-il d’ailleurs lui en parler avant d’être tout à fait sûr ? Est-il capable, à son âge, d’apprécier la différence entre un rhume et un cancer ? Entre un risque et une certitude ? Entre la vie et la mort ? Comment parle-t-on de la mort à un enfant d’à peine dix ans ?

Et si… Et s’il devait mourir ? Et si on restait là, nous, ses parents, sans lui ? Comment survit-on à la mort de son enfant unique ? Comment ? On organise l’enterrement, avec un petit cercueil, on serre la main des proches réunis, et après, on reprend notre vie normale, sauf qu’on n’est plus que deux ? On retourne au boulot, on rentre à la maison, on crie « Papa et maman sont rentrés ! » sauf qu’il n’y a plus ni papa ni maman, puisqu’il n’y a plus d’enfant. On devient quoi, alors, si on n’est plus papa et maman ? Il y a un mot pour ça ? On a inventé un mot pour désigner les parents qui tuent leurs enfants, mais pour ceux qui les perdent et les pleurent, la langue française est muette. On ne connaît même personne qui ait perdu des enfants, autour de nous. À qui pourra-t-on se confier ? Qui pourra nous aider à passer le cap ? Peut-on passer ce cap ? Peut-on vouloir passer ce cap ?

On se reprend. C’est juste un strabisme. On verra ça lundi ou mardi. La vie continue.