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Les chasseurs (extrait de « C'est l'histoire d'un type »)

Les chasseurs (extrait de « C'est l'histoire d'un type »)

21 novembre 2025 - Leheup jean-Baptiste
Jacques et Roger ne rateraient pour rien au monde leur rendez-vous du dimanche matin. De septembre à février, ils se retrouvent avant même le lever du soleil sur le petit parking au bord de la départementale 9. Dans le coffre du 4x4, ils attrapent les sacoches, les housses et la glacière, et ils se mettent en route. Tout de kaki vêtus, dans une odeur d’imperméabilisant pour veste et de graisse à canon, Jacques et Roger longent la lisière du bois communal du Grand Beaulieu, jusqu’à rejoindre leur affût surélevé, une cabane en bois adossée à mi-hauteur du tronc d’un grand chêne.

À trente kilomètres de là, Céline se met en route elle aussi. Pas de 4x4, pas de fusil, pas d’odeur de graisse. Dans sa Twingo vieillotte, Céline roule prudemment pour rejoindre le centre hospitalier de Saint-Vernin, où elle doit prendre son service avant huit heures. Elle aurait bien fait la grasse matinée en ce dimanche matin, mais le chef de service en a décidé autrement. Quand on travaille dans un service ouvert sept jours sur sept et vingt-quatre heures sur vingt-quatre, on sait bien qu’on doit faire quelques concessions.

Jacques et Roger s’installent confortablement dans leur mirador. Pas le genre de fauteuil de maître-nageur ou d’arbitre de tennis, exposé à tous les vents, non : une belle cabane fermée d’une porte solide, et couverte d’un toit de planches, parfaitement étanche. Jacques et Roger ont profité de l’été pour remettre leur affût à neuf, renforcer l’échelle, nettoyer les mousses, ajouter une petite table et des petits volets sur les meurtrières, pour freiner un peu le vent les jours de mauvais temps. Cette cabane, c’est leur fierté.

Céline se gare sur le parking du centre hospitalier. Au moins, à cette heure-ci, un dimanche matin, il n’y a aucun problème de place. Elle attrape son sac à main et se dépêche de rejoindre l’entrée principale. Le service d’aide médicale d’urgence, où elle est affectée depuis trois mois, se trouve au dernier étage du bâtiment. En tant qu’assistante de régulation médicale, elle aura la lourde charge, durant les douze heures à venir, d’être la première interlocutrice de tous les habitants du département appelant le 15, le numéro d’urgence. Panique, inquiétude, affolement, elle aura tout ça à gérer.

Tous les copains de la fédération de chasse se moquent un peu de Jacques et Roger. On les surnomme « les deux rigolos ». Avec d’autres, ça aurait pu passer pour une moquerie, voire une insulte, mais pour eux, c’est dit avec bienveillance. Déjà parce qu’ils sont en effet plutôt marrants, toujours prêts à partager une bonne blague ou un jeu de mots, mais aussi parce que finalement, la chasse, ce n’est pas ce qu’ils préfèrent. Eux, ils apprécient cette parenthèse dans leur vie, cette complicité, la thermos de café dans le calme du bois du Grand Beaulieu au petit matin, et l’attente côte à côte pour voir apparaître le gibier. Le plus souvent, ils se contentent d’admirer les cerfs et les chevreuils, sans même épauler leur carabine. De temps en temps, ils tirent un ou deux sangliers pour participer à la régulation réclamée par les agriculteurs et ne pas perdre la main, mais sinon, le dimanche, c’est plutôt calme.

Céline adore son job. Elle a postulé pour rejoindre le service d’urgence, après dix ans comme infirmière dans le même hôpital. Un an de formation, et elle est maintenant du côté de ceux qui sauvent des vies, avec les ambulanciers, les médecins régulateurs, et les urgentistes du SMUR. Elle est le premier rouage, l’aiguillage des situations désespérées. Elle en a déjà géré, des accidents de tondeuse à gazon ou de scie sauteuse, des voitures de fêtards qui finissent dans le fossé au petit matin, des enfants qui vomissent et des vieillards qui chutent dans leur salle de bain. Céline est une vraie professionnelle, elle sait détecter les urgences, apaiser les témoins, obtenir le bon renseignement au bon moment, et renvoyer poliment les cas bénins vers les cabinets médicaux ou les pharmacies.

Dans la cabane, Roger cogite. Ce matin, il ne se sentait pas très bien. Il aurait peut-être mieux fait de rester au lit. Il est fatigué, depuis quelque temps. Il se dit que ça va passer. Il a beaucoup de boulot actuellement, et puis il a quelques kilos en trop, il le sait bien, alors forcément, il est un peu essoufflé, ça le lance dans la poitrine. Il n’en a parlé à personne jusqu’à présent, il se doute bien qu’il s’inquiète sans doute pour rien. Mais ce matin, il a l’impression que la douleur irradie partout : comme si ça lui écrasait les épaules, le dos, la nuque, même dans les dents ça le lance.

Céline est installée à son pupitre. Elle s’est connectée à sa session sur le PC tout juste libéré par son collègue de nuit. Elle déteste s’asseoir sur le fauteuil encore chaud de son prédécesseur, alors elle se relève, avec son micro-casque sans fil sur les oreilles, et se dirige vers la machine à café. Elle en propose à Richard, l’ambulancier qui commence aussi sa journée en parcourant le compte rendu de la nuit. Trois sorties du véhicule, ils n’ont pas chômé ! Richard aussi adore son boulot, conduire le fourgon jaune et blanc, gyrophares allumés et sirène hurlante. La responsabilité de permettre au médecin urgentiste d’arriver à temps sur les lieux d’un accident, sans mettre en danger les autres usagers. Céline aimerait bien aussi devenir ambulancière un jour.

Roger sent des sueurs froides dans son dos. Comme des grands frissons qui lui enserrent les omoplates, ça ne lui est jamais arrivé. Il n’a pas de fièvre, il en est certain, alors il ne comprend pas. Il réajuste sa veste, il resserre son écharpe, il a trop chaud finalement, il enlève son écharpe, il transpire maintenant, pourtant il ne fait pas si chaud ce matin. Il voudrait le dire à Jacques, mais il ne veut pas l’inquiéter, c’est idiot, il a sans doute juste chopé un virus de saison, et la fatigue, ça n’arrange rien. Il va s’asseoir une minute, non, plutôt se lever, il faut qu’il se secoue, ça va passer, oui, se lever, c’est pas mal comme idée…

Céline gère ses premiers appels de la matinée. Comme toujours le dimanche, c’est plutôt calme. Il y a deux sortes d’usagers au bout du fil : ceux pour qui la nuit se termine tard, et ceux pour qui la journée commence tôt. Pour les premiers, c’est l’alcool en excès, les mauvaises chutes et les coups de poing. Pour les seconds, c’est plutôt les gamins qui toussent, la fièvre qui ne baisse pas, ou la recherche de la pharmacie de garde. Tout ça, Céline sait gérer, elle a été parfaitement formée. Parfois, elle prend l’avis du médecin régulateur, juste pour être sûre – et parce que c’est le protocole.

Roger vient de s’écrouler dans la cabane. De tout son long, les bras en croix, comme dans un mauvais film. Il n’a rien dit, pas un mot, pas un souffle, pas un râle. Il est là, la bouche entrouverte et les yeux pas vraiment fermés, il ne ressemble à rien, ni à quelqu’un qui dort, ni à quelqu’un qui souffre, pas même à quelqu’un qui fait une blague. Jacques a posé la thermos de café et s’est rapproché d’un bond. Il a déjà vu plein d’animaux morts, des chevreuils, des lièvres, des blaireaux… mais Roger, c’est la première fois qu’il le voit comme ça. Il le secoue, mais il ne se passe rien. Il l’appelle, il lui met des baffes, il ne sait pas trop s’il doit faire du bouche à bouche ou un massage cardiaque, c’est la panique dans la cabane. Appeler le 15, c’est ça, il faut qu’il appelle le 15, heureusement, il y a du réseau ici.

— Urgences médicales, bonjour, je vous écoute, annonce posément Céline.

— Allo, allo, je vous appelle parce que… parce que… je… je crois que Roger il est mort… je…

Céline fait signe au médecin régulateur pour qu’il se tienne prêt. Juste un signe discret de la main, ils ont l’habitude. Deux doigts en l’air et un coup d’œil, comme on fait discrètement signe au serveur dans un restaurant. Un geste qui signifie qu’il y a peut-être quelque chose de sérieux. Rien de sûr, peut-être une fausse alerte, mais quand même.

Jacques, lui, est complètement perdu, il est là, son portable à la main, dans une cabane au bord d’un bois communal, à dix minutes à pied de la départementale la plus proche, il n’a aucune notion des premiers secours, il ne sait même pas ce qu’il doit dire ou ce qu’il doit faire. Cette femme, au bout du fil, elle doit savoir, c’est son métier, elle doit l’aider, non ?

— Je suis là pour vous aider, monsieur, et j’ai besoin d’un peu plus d’information. Pourquoi pensez-vous que… euh… Roger, c’est ça ? Pourquoi pensez-vous qu’il est mort ?

Jacques lui répond, mais il s’embrouille, il n’arrive pas à avoir les idées claires. En quelques mots, il raconte la matinée, la sortie de chasse hebdomadaire, la cabane au Bois du Grand Beaulieu près de la départementale 17, et Roger qui s’écroule, paf, alors qu’il n’avait pas dit un mot. Ah si, il avait du mal à respirer, il n’avait rien dit mais ça se voyait, il tirait sur son écharpe, il ne tenait pas en place…

— Merci pour ces précisions. Je vais vous mettre en relation avec le médecin régulateur dans un instant. En attendant, assurez-vous qu’il est bien mort.

Jacques n’est pas certain d’avoir bien compris. Pourtant, il est sûr d’avoir bien entendu. Il pose le téléphone, il se prend la tête entre les mains, il n’arrive plus à réfléchir.

Céline n’entend plus rien au bout du fil, comme si le téléphone avait été posé et que son interlocuteur s’était éloigné. « Allo ? Allo ? » lance-t-elle, sans réponse, quand soudain, un bruit d’une violence inouïe lui déchire les tympans. Aucun doute : ce qu’elle a entendu, c’est un coup de feu. Le médecin régulateur, qui venait de prendre l’écoute également, tient son casque à deux mains, grimaçant sous la douleur. Lui aussi a entendu le coup de feu. « Allo ? Allo ? » tente à nouveau Céline.

— OK c’est bon, il est vraiment mort, reprend soudain Jacques. Et maintenant ?