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Le docteur Alvarado (extrait de « La vie est un voyage que l'on ne fait qu'une fois »)

Le docteur Alvarado (extrait de « La vie est un voyage que l'on ne fait qu'une fois »)

21 novembre 2025 - Leheup jean-Baptiste
Les nouvelles de Titus ne sont pas bonnes. Vous vous souvenez, c’est ce gamin aux catalogues de jouets, le petit blond mignon qui avait été reçu par notre illustre chef de service. Celui que j’avais envoyé à mes collègues d’Edmond Grillet à Paris. Il y est retourné trois ou quatre fois depuis, il a eu droit à ses piqûres, ses ponctions, ses IRM et même une troisième biopsie. Trois trous dans le crâne, une vraie boule de bowling. Pardon.

Comme on pouvait s’y attendre, les traitements expérimentaux n’ont pas changé quoi que ce soit à son état de santé. On n’espérait rien de particulier, mais les données recueillies pendant ces quelques semaines seront sans doute utiles à quelque chose. Des petites lignes dans des grands tableaux, de microscopiques statistiques dans des modèles et des algorithmes. Un tout petit pas sur la route d’un traitement efficace, un jour, peut-être…

L’essai thérapeutique est maintenant terminé. Oui, comme ça. On a beau prévenir la famille, leur dire qu’on a juste besoin d’un petit malade pour essayer des trucs et mesurer des machins, ça leur fait toujours la même chose quand on leur dit que c’est terminé. Des « Quoi, déjà ? », des « Et ensuite ? » et des « Mais pourquoi ne pas continuer ? ». Mais il n’y a rien à continuer. On n’était pas en train de le soigner, votre gamin, on était en train de regarder l’effet d’une malheureuse molécule sur la saloperie qui lui ronge le cerveau. C’est un peu comme si, je sais pas moi, comme s’il y avait le feu dans votre maison et qu’on n’avait pas encore inventé les pompiers, alors on vient avec un petit verre d’eau, on jette ça sur la toiture, on regarde comment réagissent les trois premiers centimètres de la première poutre de bois, on est contents du résultat, on se dit qu’il y a une idée à creuser, mais en attendant, votre maison crame pour de bon et même si on revenait avec un deuxième verre d’eau, ça ne changerait rien, il va encore falloir inventer le tuyau, la lance, le fourgon, les réseaux d’eau sous pression, les pompes… Enfin bref, vous avez compris l’idée, je pense.

Donc voilà, un jour, les collègues d’Edmond Grillet ont remercié les parents de Titus. « Non, il n’y a pas de prochain rendez-vous, merci encore pour votre disponibilité, nous vous souhaitons beaucoup de courage, si vous avez des questions les collègues de l’IOP pourront vous renseigner, on reste en contact avec eux, bon retour à Lyon ». Oui, c’est abrupt. J’imagine à peine le retour en train, tout le monde qui se dit qu’il y croyait quand même un peu, que bien sûr il n’y avait aucune chance mais ça aurait pu marcher malgré tout, un petit miracle, un petit Titus après le petit Lucas, une rémission incompréhensible, c’était pas complètement idiot d’y penser, non ?

Eh bah si, c’était idiot. Je suis médecin, je connais l’issue des maladies, je l’annonce, je la répète, je la rappelle. Mais à chaque fois, je récupère les familles dans le même état. Abattues, dépitées, déprimées. Alors je les colle au psychologue du service, c’est son boulot de trouver les mots, d’aider à faire son deuil, comme il dit. Ah oui, parce que pour les psys, on passe sa vie à faire son deuil. On fait son deuil d’un enfant en bonne santé, on fait son deuil d’une vie normale et d’une famille idéale, on fait son deuil d’un espoir de guérison miraculeuse. Et un jour, il faudra faire son deuil d’un enfant que la maladie aura emporté, aussi.

Et donc là, justement, le petit Titus, il va tout droit vers cette issue inéluctable, il n’y a aucun doute. Ses parents sont en train de découvrir le concept de plateau et de falaise. C’est comme une randonnée : la maladie apparaît, c’est une toute petite côte, on ne la remarque même pas, on commence à marcher tranquillement le matin sans y penser, jusqu’à ce qu’à un moment, on se rende compte qu’on est en train de grimper, on ne sait pas où, mais ça monte, ça devient crevant. Arrive l’oncologue, qui connaît bien les petites routes dans le coin et qui vous annonce que vous commencez à gravir la côte du gliome infiltrant du tronc cérébral, vous n’êtes pas le premier à passer par là, on en voit passer toutes les semaines ou presque des randonneurs ici, attention par contre, on ne peut pas faire demi-tour, oui, c’est comme ça, c’est un sens unique, désolé. Donc vous allez continuer de monter, ça tournicote légèrement, à droite vous avez le belvédère de l’IRM, à gauche le petit tunnel de la biopsie, quelques lacets, vous ne pouvez pas vous perdre, non, il n’y a qu’une route. Avec un peu de chance, vers midi, vous serez arrivés au refuge de la radiothérapie, et après ça va redescendre, la route vous paraîtra beaucoup plus agréable en début d’après-midi, ça va durer un moment, et ensuite il y a un long plateau au milieu des champs, comme si la route ne devait jamais redescendre. Mais c’est une illusion, évidemment. Au bout du plateau, il n’y a plus rien. On n’a pas encore construit la route, désolé, on y travaille mais on fait ce qu’on peut. Au bout du plateau, il y a une falaise. En fin d’après-midi, vous essayerez d’y faire un pas, vous glisserez, vous vous rattraperez peut-être à une racine, mais elle cassera, alors vous tomberez à nouveau, encore et encore, de plus en plus vite, et au pied de la falaise, il y a le cimetière.